Dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence : étendue des demandes de production de preuves
09.12.2022
Gestion d'entreprise

La CJUE facilite l’accès des demandeurs aux preuves dans le cadre des actions « follow on » en considérant qu’il est possible de demander au défendeur la production de preuves devant être créées ex novo, sous réserve du caractère pertinent, proportionné et nécessaire des éléments demandés.
Le 19 juillet 2016, la Commission européenne a sanctionné quinze constructeurs internationaux de camions pour s’être entendu sur les prix et l’augmentation des prix bruts des camions dans l’Espace économique européen (Déc. de la Commission, 19 juill. 2016, aff. AT.39824, Camions). A la suite de cette décision, des entreprises ayant acheté des camions susceptibles de relever du champ d’application de cette infraction ont demandé l’accès à des éléments de preuve détenus par des membres du cartel en se fondant sur le droit espagnol transposant la directive 2014/104/UE relative aux actions en dommages et intérêts en réparation des dommages causés par les infractions au droit de la concurrence (Dir. 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, 26 nov. 2014 : JOUE n° L 349, 5 déc.).
Gestion d'entreprise
La gestion d’entreprise constitue l’essentiel de l’activité d’un dirigeant d’entreprise. Elle fait appel à un grand nombre de notions empruntées de la comptabilité, de la finance (gestion des risques au moyen de la gestion des actifs et des assurances professionnelles), du droit des affaires (statut juridique, contrats commerciaux, fiscalité, cadre réglementaire et légal de l’activité), de la gestion de ressources humaines...
C’est dans ces circonstances que le tribunal de commerce de Barcelone a soumis une question préjudicielle à la CJUE sur l’obligation incombant au défendeur d’élaborer des pièces pour répondre aux demandes de preuves des demandeurs portant sur des documents qui n’existaient pas à ce moment. En effet, dans cette espèce, la demande obligeait la partie défenderesse à compiler et à classer des données dans un nouveau document, selon les paramètres définis par les requérants, au lieu de se contenter de rechercher et de sélectionner les fichiers existants ou de mettre les données à la disposition du demandeur.
Plus précisément, la question posée était la suivante : « L’article 5, paragraphe 1, de la [directive 2014/104] doit-il être interprété en ce sens que la production de preuves pertinentes se réfère uniquement aux documents en possession de la partie défenderesse ou d’un tiers qui existent déjà ou, au contraire, cette disposition inclut-elle également la possibilité de production de documents que la partie à laquelle la demande d’informations est adressée devrait créer ex novo, en agrégeant ou en classant des informations, des connaissances ou des données en sa possession ? »
Rappel des règles applicables en matière d’accès aux preuves
En application de l’article 5 de la directive 2014/104/UE, le demandeur peut obtenir la production d’éléments de preuves ou de catégories pertinentes de preuves, qui devront être circonscrites de manière aussi précise et étroite que possible. Les défendeurs peuvent également obtenir la communication de preuves pertinentes (par exemple pour la preuve de la répercussion du surcoût). La production de preuves doit toutefois demeurer proportionnée, en tenant compte des intérêts légitimes de l’ensemble des parties et tiers concernés et en prenant en considération :
la mesure dans laquelle la demande ou la défense sont étayées par des données factuelles et des preuves disponibles justifiant la demande de production de preuves ;
l’étendue et le coût de la production de preuves, en particulier pour les éventuels tiers concernés, y compris afin d’éviter toute recherche non spécifique d’informations dont il est peu probable qu’elles soient pertinentes pour les parties à la procédure ; et
la possibilité que les preuves dont on demande la production contiennent des informations confidentielles, en particulier concernant d’éventuels tiers, et les modalités existantes de protection de ces informations confidentielles.
Dans la pratique décisionnelle française, la question de la communication des pièces dans le cadre des actions en réparation a donné lieu à un contentieux important. Il ressort des différentes décisions un principe selon lequel les demandes de communication de pièces doivent être appréciées in concreto en toutes circonstances.
Analyse de la Cour
Après avoir conclu à l’applicabilité ratione temporis de l’article 5, § 1 de la directive 2014/104/UE – cette disposition étant, selon la Cour, une disposition procédurale pouvant s’appliquer rétroactivement – la Cour répond à la question préjudicielle favorablement, en considérant qu’il est possible de demander au défendeur la production de preuves devant être créées ex novo, en agrégeant ou en classant des informations, des connaissances ou des données en sa possession ; la limite étant le caractère pertinent, proportionné et nécessaire des preuves demandées et la prise en compte des intérêts légitimes et des droits fondamentaux de ce dernier.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour procède à une triple interprétation de la directive 2014/104/UE.
Interprétation littérale
La Cour commence par reconnaître que les termes de la disposition amènent à considérer qu’elle ne concerne que les preuves préexistantes.
Interprétation systémique
La Cour se fonde sur le contexte dans lequel s’inscrit la disposition pour considérer qu’aucune distinction n’est faite dans la directive en fonction du caractère préexistant ou non de la preuve. La Cour souligne ensuite la différence de rédaction entre la première et la seconde phrase de l’article 5, § 1, premier alinéa, de la directive, seule la première phrase de cette disposition mentionnant les termes « qui se trouvent en leur possession », la seconde phrase se contentant d’énoncer que le défendeur doit pouvoir demander à cette juridiction d’enjoindre au demandeur ou à un tiers de produire « des preuves pertinentes ». Pour la Cour, l’emploi des termes « en leur possession » ne viserait qu’à rendre compte d’une situation de fait à laquelle le législateur entend remédier – qui est l’asymétrie d’informations entre le demandeur et le défendeur dans ce type d’affaires. Enfin, la Cour s’appuie sur le fait que lors de l’examen de la proportionnalité des demandes, les juridictions nationales sont tenues de prendre en considération, en particulier, l’« étendue et le coût de la production de preuves, en particulier pour les éventuels tiers concernés », ce qui laisse à penser que le législateur de l’Union a tenu compte du fait que, pour pouvoir se conformer à une injonction de productions d’informations, il peut parfois être nécessaire d’accomplir des tâches allant au-delà de la simple communication des éléments contenant des informations.
Interprétation téléologique
La Cour s’assure en dernier lieu que l’interprétation ainsi donnée est conforme aux objectifs de la directive. Elle constate que pour faciliter la mise en œuvre d’actions privées en droit de la concurrence, il convenait de remédier au problème d’asymétrie d’informations entre les parties. Or, exclure la possibilité de demander la production ex novo d’éléments de preuve par le défendeur pourrait rendre plus difficile la mise en œuvre des règles de concurrence par la sphère privée, alors que c’est l’objectif recherché par la directive. Le mécanisme de mise en balance des intérêts prévu par la directive permet quant à lui de s’assurer que les demandes ne seront pas disproportionnées, permettant d’éviter par exemple la « pêche aux informations ».
L’interprétation de la Cour s’inscrit dans la tendance actuelle qui consiste, au nom du principe d’effectivité, à adopter des solutions facilitant la mise en œuvre d’actions en dommages et intérêts, comme le principe de responsabilité descendante au sein des entreprises (CJUE, grande ch., 6 oct. 2021, aff. C-882/19, Sumal) ou une application quasi-rétroactive des principes de la directive 2014/104/UE en matière de prescription (CJUE, 28 mars 2019, aff. C-637/17, Cogeco Communications). En tout état de cause, cet accès facilité aux moyens de preuve devrait encourager l’engagement d’actions en réparation de la part des victimes de comportements anticoncurrentiels. Les juridictions nationales devront préciser les contours de cette obligation d’« élaboration » des défendeurs, certainement au cas par cas, afin de trouver un juste équilibre entre, d’une part, le besoin des demandeurs d’avoir accès à des preuves exploitables et, d’autre part, la limitation de la charge de travail et la protection des droits de la défense des défendeurs.
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